Take 5 par Hans Ulrich Obrist
Bien qu’ils aient une importance capitale et une longue histoire, les livres d’artistes ne sont pas encore reconnus à leur juste valeur. Ils sont trop rarement mis à l’honneur dans les expositions ou les collections des musées, comme ils devraient l’être au même titre que la photographie, la peinture, le cinéma et la sculpture. Il y a néanmoins quelques exceptions, comme le livre d’artiste Grapefruit (1964) de Yoko Ono, présenté comme une œuvre centrale lors de l’une des expositions des collections du MoMA, organisée par Christoph Cherix et Kathy Halbreich.
Les Éditions Take5, fondées et dirigées par Céline Fribourg, excellent dans l’édition d’art et démontrent l’importance de ce médium pour notre époque. Pour Céline Fribourg, la création de livres d’artistes a toujours été une passion qui parvient à transformer le livre en un médium d’expérimentation, d’exploration et de collaboration. Main dans la main avec les artistes, elle crée des « livres-univers », des espaces multisensoriels qui engagent les lecteurs de manière nouvelle et inattendue. Chacun de ses livres peut en effet être considéré comme un petit Gesamtkunstwerk : une œuvre d’art totale qui implique de multiples champs de perception.
Les Éditions Take5 se distinguent en effet par leur engagement à réunir différentes disciplines, telles que l’art, la littérature, la science et la technologie. Comme le soulignait le romancier et chimiste C.P. Snow, les deux cultures que sont la science et la technologie d’une part, et les arts et les sciences humaines d’autre part, sont aujourd’hui trop séparées. Il est impératif aujourd’hui de les réunir. À travers leurs différents projets, les Éditions Take5 transforment le livre en une sorte de troisième espace culturel où différents champs de la pensée et de la création se mêlent et dialoguent. En cela, le travail de Céline Fribourg rejoint les traditions interdisciplinaires du surréalisme et de Dada, où l’art embrasse d’autres disciplines, en particulier la littérature.
L’un des livres d’artistes les plus récents des Éditions Take5 est une collaboration entre l’artiste Conrad Shawcross et Vladimir Kramnik, l’ancien champion du monde d’échecs. Intitulé The Library of Absence, ce livre est une proposition transversale et expérimentale qui explore le thème de l’infini. Dans le cadre de ce projet, Céline Fribourg a interviewé Vladimir Kramnik pendant un an et demi pour explorer des thèmes tels que la volonté d’expansion, la reconnaissance des configurations géométriques ou les combinaisons de mouvements possibles dans une partie d’échecs (que l’on estime aussi nombreuses que les atomes dans l’univers). Cette conception de l’infini a été mise en relation avec les œuvres sculpturales de Conrad Shawcross, dont les motifs abstraits et non répétitifs sont également une façon d’imaginer l’infini.
Cette association improbable entre un artiste et un champion d’échecs démontre la capacité de Céline Fribourg à diriger des projets qui naviguent avec fluidité entre plusieurs disciplines, grâce à des recherches approfondies et intenses. Dans cette volonté de conférer au livre le statut d’œuvre d’art totale, le livre d’artiste Library of Absence a été accompagné par deux concerts donnés par un violoniste et un violoncelliste. Le livre s’anime et devient ainsi une sorte de performance lorsqu’il est manipulé, comme nous l’a récemment montré Conrad Shawcross en « l’activant ».
À la manière d’un musée portable, ce livre se déploie bien au-delà du cadre de ses pages pour occuper et transformer l’espace qui l’entoure. Ces expériences multisensorielles, concerts et projections, nous invitent à réfléchir à la manière dont nous pouvons faire vivre le livre, à travers la conversation, la connexion à d’autres formes d’art et, bien sûr, l’engagement tactile du lecteur.
Au-delà de ces connexions entre les disciplines, il y a dans les réalisations des Éditions Take5 toute une recherche sur la forme et la sensation, comme en témoignent les deux livres créés avec l’artiste vidéo Tony Oursler. Le défi posé par la réalisation de ces deux ouvrages était de recréer une impression de mouvement, inhérente à la vidéo, sur un support papier. Pour l’un des projets, Monsters (2005), le support du livre est devenu un moyen pour l’artiste de laisser une trace durable de ses vidéos éphémères. Le graphiste Philippe Millot a travaillé avec des encres métalliques, qui réfléchissent la lumière et donnent une impression de mouvement permanent. Pour l’autre livre conçu avec Tony Oursler, A Walk in the Forest (2021), un écran vidéo a été incorporé dans le papier afin de présenter une œuvre de 15 minutes que l’artiste a réalisée spécialement pour le projet.
Le livre Passage/s, créé avec l’artiste Do Ho Suh (2022), a également pour objectif d’inviter le lecteur à voyager dans le temps et l’espace. Conçu comme un périple initiatique ou une capsule temporelle, le livre permet au regardeur de franchir différents seuils, signalés par des films transparents illuminés qui se succèdent. Chacun de ces « passages » correspond à l’un des lieux où l’artiste a vécu et symbolise les seuils de conscience. Un texte écrit par l’écrivain Louis-Philippe Dalembert accompagne ce voyage. L’auteur, en inventant le concept de « pays-temps », nous démontre que nous sommes tous un composite des différents espaces et temporalités que nous avons habités. Lire son récit en traversant du regard les différents seuils de Do Ho Suh nous donne l’impression d’être physiquement propulsés dans différentes dimensions.
Chaque projet des Éditions Take5 témoigne de la démarche expérimentale de l’éditrice, notamment en termes de réalisation, puisque les livres allient l’artisanat aux nouvelles technologies. Pour dessiner le boitier d’un livre en cours de création, avec l’artiste Shahzia Sikander, l’éditrice a ainsi invité Christophe Guberan, un designer qui explore de nouvelles technologies d’impression, en collaborant notamment avec le Massachusetts Institute of Technology. L’une des idées de Céline Fribourg pour ce projet est de lier la symbolique de la dentelle – un élément fréquemment utilisé par Shahzia Sikander dans son travail – à nos réseaux cérébraux. À travers une collaboration avec le Département de neurosciences de l’Université de Columbia, l’artiste explorera dans ce livre la physiologie de la mémoire et la gestion des traumatismes par le cerveau. Les méandres de la dentelle servent de fil conducteur à cette exploration, en tant que matière, mais aussi comme lien. Ce sujet crée ainsi un point de rencontre unique entre l’art, la science et la technologie, dont l’exploration est animée par l’impulsion et l’engagement de Céline Fribourg. Cette dernière m’a d’ailleurs confié qu’elle se sentait traversée, lors de la création de ses livres, par une énergie qui la dépassait. La réalisation de livres d’artistes est un processus alchimique qui ne peut pas toujours être expliqué, mais qui devient un outil puissant pour essayer de comprendre le monde.
Puisqu’ils contribuent à notre connaissance du monde, il est également important que les livres d’artistes conservent une certaine accessibilité. Pour ceux qui les acquièrent, ils constituent une option plus abordable que les œuvres d’art uniques. La plupart des livres de Céline Fribourg sont des éditions limitées, une démarche qui implique une quantité incroyable de travail artisanal. Ce ne sont pas de « beaux objets », mais plutôt des espaces multisensoriels où le design et « la peau » du livre sont en symbiose totale avec son contenu. C’est aussi pourquoi il est important que les livres des Éditions Take5 soient conservés dans des collections muséales, afin qu’ils puissent être exposés et consultés par le public. Parmi ceux-ci, citons la publication de 2013, Enveloppe-moi, d’Annette Messager, commandée par le MoMA pour son Library Council, et un livre de photographies de feu l’artiste Gabriele Basilico, intitulé Beyrouth (2008), qui a permis aux lecteurs de vivre une expérience plus intime avec ses images qu’avec des tirages grand format dans une exposition – une expérience que ce dernier m’a toujours avoué préférer.
L’empreinte des livres d’artistes créés par Céline Fribourg au fil des années constitue un modèle, et l’on pourrait imaginer, pour en faciliter l’accès, des versions métaphoriques « de poche » permettant d’étendre leur portée. La clé de l’éthique des Éditions Take5, cependant, est la longue maturation propre à leur démarche créative, consciente des ressources disponibles. C’est la nature singulière de cette réflexion qui permet l’émergence de nouvelles découvertes au sein de ce médium. Et elle ne fait que commencer.
-Hans Ulrich Obrist
Avant-propos
Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre.
Stéphane Mallarmé
Un livre, c’est toujours une respiration, un rythme – une providence.
Zeno Bianu, Satori Express
J’ai créé les éditions Take 5 pour matérialiser au sein de livres, d’abord rêvés avec passion, des collaborations inédites entre les plus grands talents contemporains, en matière d’art, de littérature, de design et de graphisme. J’invite artistes, écrivains, scientifiques et designers à participer à cette aventure éditoriale avec la conviction que les liens que nous tissons entre les différentes oeuvres enrichissent nos univers et ceux des lecteurs.
Le livre d’artistes est l’un des nombreux supports d’expression
explorés par les artistes au même titre que la peinture, la sculpture, la gravure, la performance ou l’installation. Son format intime permet d’expérimenter une oeuvre dans son essence la plus profonde. Il n’est pas un livre d’art ou un livre sur l’art, il est oeuvre d’art.
Il est un espace à échelle humaine, qui articule le signifié du
mot, la force visuelle, tactile et conceptuelle de l’oeuvre avec
l’esthétique de la forme graphique, la sensualité du papier soumis à différentes techniques d’impression. Tous ces éléments rassemblés contribuent à susciter une émotion unique chez le lecteur, à la fois intellectuelle, affective et sensorielle.
Réunir dans un même projet des parcours de vie différents,
fédérer des sensibilités convergentes autour d’une nouvelle oeuvre afin d’engager une réflexion trans-disciplinaire sur un sujet, fait partie du pari humaniste des éditions Take 5. Chaque ouvrage est une invitation renouvelée à découvrir un nouvel univers collectif, la représentation scénique d’une collaboration vivante et inédite.
Chaque projet est longuement mûri et approfondi. La genèse
et l’élaboration de chaque livre induisent de longs processus
d’échanges entre les différents intervenants, qui prennent parfois une direction inattendue. Chacune des oeuvres figurant dans le livre peut être appréciée isolément, et est amenée, au fil de ce développement éditorial, à résonner en même temps de manière chorale avec les autres oeuvres, créant une dynamique libre et féconde.
À travers cette orchestration de confrontations et de rencontres
entre les images, les mots, les formes et les matières, les éditions Take 5 cherchent à créer des dialogues, des passerelles ou des rapprochements entre les idées, les émotions, et les sensations. Comme l’amorce d’une discussion ouverte, sans fin, libre de toute intention signifiante figée.
Le livre devient le déclencheur d’une forme de communication et
de réflexion mouvante et indéterminée. Il s’articule autour d’un thème choisi par l’éditrice en accord avec les différents intervenants, dont les sensibilités se rejoignent, alors même qu’ils viennent d’horizons culturels différents. Et pour servir ce dialogue entre les oeuvres, le format du livre intègre de manière inédite et surprenante le texte et l’image, se transforme en catalyseur sensuel, en un réceptacle qui favorise l’induction.
Les livres des éditions Take 5 sont des tirages très limités (une trentaine d’exemplaires seulement). Ils réunissent des tirages photographiques originaux signés, des textes inédits. Une grande ouverture éditoriale est recherchée à travers la diversité des courants artistiques (plasticiens, reporters, vidéastes ou cinéastes) et des textes représentés (nouvelle littéraire, article scientifique, intrigue policière, poésie…). Les graphistes (choisis en fonction de chaque projet) ne se limitent
pas aux outils traditionnels des livres de bibliophilie, et explorent à l’infini les idées les plus innovantes. Les boitiers des livres sont conçus non comme des étuis, mais comme des sculptures, qui représentent « l’épiderme » de l’ouvrage, en symbiose totale avec son contenu. Sont mises à l’honneur les techniques artisanales ancestrales tout comme les procédés les plus novateurs et avant-gardistes.
J’accorde à chaque étape un soin extrême à la fabrication, et le
choix des matériaux, très diversifié (bois, porcelaine, résine, verre, composite…), fait l’objet d’une attention toute particulière.
En rassemblant dans un même livre des intervenants de pays
différents et d’univers culturels divers, en publiant les textes littéraires en plusieurs langues et en exposant les livres de la façon la plus internationale possible, les éditions Take 5 affichent clairement leur volonté de représentation multiculturelle.
Durant les vingt-cinq dernières années, les éditions Take 5
(et les éditions Coromandel, de 1995 à 2002, dirigées par Céline
Friboug, Alexis Fabry et Gregory Leroy) ont édité vingt-cinq livres, dont un livre réalisé en collaboration avec le MoMA, en 2013. Ils font partie des collections des musées et bibliothèques les plus prestigieux (voir la liste des musées et institutions ayant acquis les livres pour leur collection, en page 21) et sont régulièrement exposés par ces institutions.
Céline Fribourg
Les Éditions TAKE 5 vous présentent
leur nouveau catalogue :
pdf ici
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